41-Notre vie sur la Spirale

Quand nous sommes nés, BEIGE domine la vie du nouveau-né à un moment où ses seules préoccupations semblent être de dormir, de profiter de la douceur du sein maternel et d’absorber la quantité nécessaire de lait. Cette phase est brève et on n’a que très peu d’informations sur elle autres que biologiques.

46-Notre vie sur la SpiraleDès l’âge d’un mois, le bébé quitte le statut de nouveau-né pour celui de nourrisson. C’est dès ce moment que POURPRE commence à apparaître. Peu à peu, il devient conscient de la présence ou de l’absence de sa mère, et il se met en place des premières relations de cause à effet : tel comportement provoque son retour et de la nourriture, de l’attention ou de l’affection. La coupure, même très temporaire, de ce lien est une source forte d’anxiété et généralement vers quatre mois, le bébé commence à utiliser un objet transitionnel, le fameux doudou ou la peluche qui l’accompagnera pendant une bonne partie de son enfance et jouera des rôles divers selon les niveaux de la Spirale Dynamique. L’objet traditionnel est investi d’un pouvoir symbolique et magique permettant d’assurer la sécurité.

Plus tard, vers douze ou quinze mois, le langage fait son apparition et au début, les termes employés sont souvent liés aux deux premiers niveaux d’existence et concernent le bien-être physique et la famille : dans toutes les cultures, « maman » est un des premiers mots dits par l’enfant.

POURPRE joue un rôle majeur dans toute la petite enfance où le nourrisson vit dans un monde magique. Les animaux parlent, et on peut échanger avec eux. Les contes dits le soir avant le sommeil sont un plaisir inépuisable, et peu importe si la même histoire est racontée des dizaines de fois.

Le sentiment de sécurité ou d’insécurité que l’enfant développe pendant cette phase POURPRE l’accompagne pendant toute sa vie. Selon les cas, il conserve les aspects positifs du valmème que sont le partage et l’attachement aux liens familiaux ou il en garde des aspects plus négatifs comme une certaine forme de crainte ou de superstition. En mettant l’enfant très jeune en crèche ou en nourrice et en multipliant les familles monoparentales ou recomposées, notre culture ORANGE crée souvent une perturbation de la mise en place de POURPRE malgré les efforts et les soins des parents : il n’est d’ailleurs pas étonnant qu’en compensation, c’est en ORANGE que sont apparus à la fois la thérapie, le coaching ou le développement personnel qui aident à corriger le problème, et de grandes industries de réactivation de POURPRE dont les productions Walt Disney sont sans doute le meilleur exemple.

Vers l’âge de deux ans, parfois plus tôt, le caractère de l’enfant change brusquement. Le plus doux des bambins devient un petit démon qui s’oppose à sa famille de toute son énergie. C’est la première grande crise de l’éducation que certains ont appelé la « petite adolescence ». L’enfant découvre le mot « non » et l’emploie dans toutes les situations et dans toutes les variantes : non au bain, non au repas, non au coucher, etc. Quand il veut quelque chose, il l’exige, quitte à le réclamer cinquante fois de suite et à se rouler par terre en hurlant dans une immense colère si les parents osent résister. Ce genre de crise est encore meilleure en public ; car elle est une démonstration de force pour l’enfant et qu’elle active bien souvent chez les parents la honte qui est un des moteurs de ROUGE. Quant aux règles familiales ou sociales existantes, elles sont faites pour être transgressées, et jeter des aliments, dessiner sur les murs et renverser l’eau du bain, en regardant les parents bien droit dans les yeux pour qu’ils comprennent bien la provocation, fait partie des joies de l’existence !

Le psychanalyste américain d’origine hongroise, René A. Spitz (1887-1974), a appelé cette période le stade du non et la considère comme le troisième indicateur du développement psychique de l’enfant1. Il estime que la capacité de s’obstiner que l’enfant développe alors est le fondement de la communication humaine. En disant non, l’enfant apprend à juger, à exercer sa volonté et s’affirmer en tant que personne. Étape cruciale du développement de l’enfant nécessitant, de la part des parents, un subtil sens de l’équilibre, ROUGE est le moment où se bâtissent confiance en soi et assertivité. Si l’enfant est laissé trop libre d’exprimer le valmème, il risque de conserver une agressivité excessive et un sentiment que tout lui est dû. Inversement, s’il est trop contraint, il peut manquer durablement de capacité de décider, de s’affirmer et de maintenir une frontière psychologique et/ou physique saine entre lui et les autres.

A partir de l’âge de trois ans au plus tôt, plus fréquemment vers cinq ou six ans, commence une nouvelle phase du développement de l’enfant caractérisé par l’intégration de règles et la définition de limites. Les psychanalystes parlent de définition du Surmoi. Cette étape est celle de l’élaboration d’une structure morale de la psyché avec la découverte des concepts de bien et de mal; parallèlement, l’enfant accepte les notions de récompense et de punition. Un ensemble de lois idéalisées est assimilé à partir des modèles que constituent les parents et des structures sociales comme la crèche ou l’école et en fonction de leur efficacité à provoquer un satisfecit et à éviter un châtiment de la part d’autrui.

Fautes de capacités cognitives suffisantes, jusqu’à l’âge d’environ neuf ou dix ans, les règles sont considérées comme intangibles. Elles ne peuvent être modifiées et s’appliquent à tous. C’est la période où l’enfant fait la morale à ses parents et leur reproche leur façon de se conduire, les pousse à cesser de fumer, etc. Il respecte l’autorité, parfois plus celle de la télévision ou de l’instituteur que celle des parents.

Cette phase est un des grands derniers moments délicats pour les parents2. Elle comporte trois pièges principaux. D’abord, BLEU ne doit pas démarrer trop tôt. Cela empêcherait la mise en place saine du niveau ROUGE et de l’indispensable sens de soi qu’il apporte. Ensuite, il s’agit de trouver un équilibre entre le trop et le trop peu. Trop de règles trop rigides, c’est le sacrifice exagéré du soi. L’enfant est obligé à l’excès de refouler ou de dissimuler certaines attitudes et d’en forcer ou amplifier d’autres. Il en résulte des souffrances psychologiques personnelles et un faux respect d’autrui générateur de problèmes de communication. A l’inverse, une absence d’interdits ne construirait pas un être libre, mais un adulte esclave de ses pulsions et durablement coincé en ROUGE avec tous les risques personnels et sociaux que cela implique. Enfin, les parents peuvent accompagner la sortie de BLEU afin de permettre la meilleure individuation possible de l’enfant. Trop tôt, cela le déstabiliserait inutilement par manque des repères nécessaires à l’équilibre de la personnalité ; trop tard, cela ne ferait que produire un manque de valorisation de soi et/ou créer des frustrations qui aggraveraient la crise de l’adolescence et son retour temporaire en ROUGE (nous y reviendrons dans le chapitre sur les états du changement).

Dans nos cultures occidentales, les valmèmes précédents se mettent en place à des âges semblables chez la plupart des enfants. Sans doute parce qu’il est très récent, ce n’est pas le cas pour ORANGE. Certes, celui-ci imprègne tellement nos sociétés que toute personne en a au moins des traces, mais il existe un nombre non négligeable d’individus qui ne culminent jamais à ce niveau et se stabilisent en BLEU, voire en ROUGE.

Le plus souvent, ORANGE commence à s’installer à partir de la crise de l’adolescence qui a été une contestation des règles familiales et sociales centrées en BLEU ou du premier job d’été qui apporte un peu d’autonomie ; il devient le niveau d’existence dominant au début de la vie active. Pour certaines personnes, c’est plus tard qu’a lieu ce changement.

La difficulté potentielle liée à ORANGE est de vouloir qu’il démarre trop tôt. La plupart des parents sont conscients de l’extrême compétition qui existe dans nos sociétés ORANGE, et ils souhaitent que leurs enfants y réussissent le mieux possible. Cela conduit certains d’entre eux à les pousser dans une série d’activités qui n’est pas compatible avec leur développement cognitif et psychologique.

Si en Chine, l’enseignement est gratuit et obligatoire, il existe, dès le primaire, des écoles privées fort coûteuses où l’enfant est assuré d’avoir les meilleurs professeurs, et d’être en relation avec les futurs dirigeants politiques et économiques du pays. Pour accéder à ces écoles, il faut réussir un concours d’entrée. Voici un exemple de question posée à des enfants de six ans : vue dans un miroir votre montre indique 1h15 ; quelle heure sera-t-il dans une heure trente ? Les enfants suivent donc des cours particuliers intensifs avant d’entrer au primaire, comme ils continueront à en suivre les années suivantes en plus des cours et pendant les vacances.

La Fastrackids Academy propose encore mieux : un ‘MBA précoce’ pour enfants de trois à six ans ! A raison de deux heures de cours chaque jour, samedis et dimanches inclus, les bambins participent à des enquêtes de marketing fictives et élaborent des stratégies publicitaires « afin de mieux comprendre leur impact économique au quotidien ». Ils utilisent une simulation informatique pour gérer une ferme de manière à rendre l’élevage des moutons le plus rentable possible. Il existe déjà cinq écoles de ce type en Chine, et neuf autres devraient ouvrir prochainement. Les parents sont nombreux à vouloir une place pour leurs enfants : 60% des Chinois des grandes villes dépensent un tiers de leurs revenus pour l’éducation de leurs enfants. Ils espèrent que de telles écoles permettront à leur progéniture de sortir du lot quand il s’agit de trouver un emploi.

Si on ne laisse pas chez un enfant le temps à BLEU de s’installer et de maîtriser les excès de ROUGE, il est illusoire de croire qu’il peut développer ORANGE. On n’obtient en fait chez lui qu’une variante de ROUGE et on le prépare à de graves difficultés d’intégration sociale.

Dans les pays dans lesquels VERT est fort, le valmème commence à émerger dès le début de l’âge adulte. Il faut dire que l’environnement social et notamment le système scolaire y prépare les jeunes dès l’enfance.

Dans les pays culminant en ORANGE ou avant sur la Spirale Dynamique, il n’y a pas de constante sur les éléments qui font basculer une personne vers VERT, ni sur l’âge auquel cela se produit. Chaque individu peut voir ses conditions de vie évoluer d’une manière particulière et réagit en conséquence. Cependant, la multiplication du discours médiatique sur les problèmes environnementaux et sur l’accroissement des inégalités fait que ce changement a lieu de plus en plus tôt. Les cas les plus fréquents sont toutefois le passage vers la quarantaine, la fameuse crise de la « middlescence« , ou au jeune âge adulte comme dans les pays centrés sur VERT :

Les jeunes diplômés sont de plus en plus nombreux à chercher à travailler dans des ONG. « A peine sortis de Polytechnique, d’HEC, de Sciences PO, de l’Essec, ou après quelques années en entreprise, ils frappent à la porte des associations caritatives. Renonçant à des carrières prometteuses et des salaires élevés, cette « génération humanitaire » se met au service des déshérités ou de la planète en danger. » Ce mouvement est de grande ampleur. Martin Hirsch, ancien président d’Emmaüs France qui sort d’ailleurs de Science Po et de l’ENA, se dit « submergé » par les candidatures. Philippe Lévêque, directeur général de Care France et ancien d’HEC, a dans son équipe un tiers de diplômés de grandes écoles de commerce. Ceux qui ont tenté cette aventure sont ravis : « Aujourd’hui j’aide les gens en difficulté, une vraie motivation. Je ne travaille plus pour renforcer la rentabilité d’un groupe. » Ces jeunes sont informés des problèmes du monde. Ils veulent agir pour réduire les inégalités et sont prêts à s’engager dans des parcours atypiques. »

Aujourd’hui, les individus ayant atteint le niveau JAUNE l’ont forcément fait au cours de leur âge adulte, dans des conditions de vie très particulières : il faut qu’ils aient rejeté ORANGE, puis qu’ils aient adhéré à VERT et l’aient expérimenté et rejeté à son tour, enfin qu’ils aient acquis les modes de pensée et de fonctionnement de JAUNE ! C’est relativement rare et lié à une histoire de vie particulière.

Rien ne permet donc aujourd’hui d’imaginer quand et comment se mettra en place JAUNE dans le développement psychologique des individus lorsque ce valmème sera répandu et concernera une part significative de la société.

La situation est ici la même que celle que nous avons décrite pour JAUNE, mais en pire. Pour qu’un individu atteigne TURQUOISE dans un monde qui est encore dominé par BLEU et ORANGE, il faut qu’il ait vécu et rejeté ORANGE, puis qu’il ait traversé une phase en VERT, avant de la quitter pour découvrir et expérimenter JAUNE, et enfin qu’il ait perçu les limites de ce dernier pour passer au suivant ! Avec de telles conditions, ce qui est étonnant c’est que Graves en ait rencontré six.

1-Les deux autres sont l’apparition du sourire à la vue d’un être humain vers deux mois (correspondant au début de la sortie de BEIGE), et l’anxiété et le repli en présence d’une personne inconnue vers huit mois (correspondant à POURPRE)

2-Une fois passé BLEU, l’éducation des enfants est plus faite par leurs pairs, l’école ou la société que par les parents eux-mêmes.